L’émergence de l’Union européenne comme puissance militaire au XXIème siècle

Par Michael E. Lambert, chercheur invité au Centre d’études en politiques internationales

Published on the CDA Security and Defence Blog, April 21, 2015

L’Europe apparait aujourd’hui comme la principale promotrice du dialogue pour solutionner les conflits, en témoigne le Nobel de la Paix qui lui a été attribué en 2012. Cette position pacifique intervient après les deux Guerres mondiales qui mirent à feu et à sang le continent. Ces expériences traumatisantes, auxquelles s’ajoute la division entre les deux blocs pendant la Guerre froide, amené les citoyens européens à n’envisager l’usage de la force qu’en dernier recours. Si certains membres sont à ce jour des puissances militaires mondiales, c’est le cas de Londres, Paris et Berlin, l’Europe dans son ensemble ne dispose pas d’une armée unifiée pour assurer sa défense. En conséquence, la puissance de Bruxelles repose essentiellement sur son soft power, c’est à dire sa capacité d’influence sans utiliser de moyens coercitifs.

Au regard de la crise en Ukraine, de nombreux pays commencent à s’interroger sur la nécessité de l’émergence d’une armée supranationale, qui dépasserait la puissance de Moscou. A titre d’exemple, la Russie, qui inquiète les puissances occidentales, représente à peine plus de 28% de la population de l’Union, 1/10ème de son PIB et 35% du budget militaire cumulé des États membres. L’Union européenne, si elle n’était pas bloquée par la réticence de certains pays à s’engager dans le saut fédéral, serait à même de devenir un acteur majeur pour la sécurité dans les États du Partenariat oriental, mais aussi au Moyen-Orient et en Afrique.

Mais la situation actuelle en Europe est autrement plus complexe, notamment à cause de Washington. Car si les États-Unis soutiennent l’Union européenne, il semble pertinent de rappeler que ces derniers ne s’empressent pas d’inciter Bruxelles à devenir un acteur mondial. La puissance militaire de l’Europe pourrait en effet être concurrente à celle des américains.

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La Guerre en Irak de 2003 montra les divergences approches américaine et européenne, avec le secrétaire à la défense américaine Donald Rumsfeld qui n’hésita pas à caractériser la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne de “vieille Europe”, dans la mesure où ces dernières souhaitaient en savoir plus sur la situation avant de s’engager. Le poids militaire et économique de Washington fut suffisant pour retourner les trois pays et les inciter à s’engager aux côtés des États-Unis, mais la situation aurait probablement été toute autre avec une seule armée européenne. L’Europe comme puissance militaire signerait la remise en cause de la puissance américaine en Europe, mais aussi dans les pays du Caucase et en Afrique.

Qui plus est, abstraction faite de l’Europe comme concurrente des États-Unis, l’émergence d’une armée européenne engendrerait une compétition supplémentaire pour le complexe militaro-industriel américain. A l’heure actuelle, les européens ne représentent pas un danger, des entreprises comme Eurofighter, Dassault ou Saab arrivant loin derrière Lockheed Martin ou Boeing. Un simple regard sur le paysage des armées européennes nous en dit long sur le manque de vision commune et d’interopérabilité des forces. Beaucoup d’armées d’Europe de l’Est utilisent encore du matériel russe, pour ce qui concerne l’Europe de l’Ouest, il est étonnant de voir les Britanniques et Français ne pas voler sur les mêmes avions.

Le fait de créer une armée européenne permettrait de stimuler la production des États membres, et de permettre aux entreprises européennes d’avoir accès à un plus grand marché pour renforcer leur compétitivité à l’international, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. Fusionner les agences de renseignement permettrait également de voir l’émergence d’une nouvelle puissance concurrente de la CIA et du FSB. Il est à noter que Washington n’influence pas sur le processus de création d’une armée européenne, et les européens restent les premiers à empêcher leur émergence comme puissance mondiale depuis l’échec du projet de Communauté Européenne de Défense du Général de Gaulle en 1954.


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Parallèlement à cette réticence des États-Unis, les Européens semblent également être les détracteurs de leur potentielle puissance. Parmi les États membres se trouvent deux puissances nucléaires, la Grande Bretagne et la France, qui ont pu jouer un rôle de médiateurs entre Washington et Moscou pendant la Guerre froide. Au regard de leur puissance respective, Londres et Paris né semblent plus à même de parvenir à influencer les deux nouveaux leaders que sont les États-Unis et la Chine. Malgré cela, la Grande Bretagne et la France sont les principaux opposant à la création d’une armée commune en Europe. La principale raison étant la problématique d’un jour voir naitre le débat sur la création d’un siège pour l’Union européenne à l’ONU, mais aussi d’accepter de passer du statut d’anciennes puissances mondiales à pays intégré, c’est à dire remettre en question l’identité nationale.

À ce problème du siège commun à l’ONU, s’ajoute celui de la crainte de voir une armée européenne sans arme nucléaire. Il est légitime de penser que les États membres se prononceront sur le caractère nucléaire ou non de la nouvelle armée, et certains pays ne partagent pas la vision de l’Union européenne comme puissance coercitive, et pourraient ainsi remettre en cause la défense nucléaire. Les États d’Europe de l’Ouest sont donc, à ce jour, défavorable au saut fédéral, au risqué de devenir des puissances secondaires dans le paysage international. Par contraste, les pays d’Europe de l’Est intégrés lors des élargissements de 2004 et 2007 sont tous devenus membres de l’OTAN. Si après la chute de l’Union soviétique les occidentaux pensaient pouvoir jouer sur le soft power des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest pour influencer la Russie et lui faire partager des valeurs occidentale, nul doute que ce processus ne semble pas avoir été efficace. Des pays comme la Pologne ou l’Estonie, anciennement sous influence soviétique, ont conscience du caractère eurasiatique de Moscou, et de l’impossibilité à l’intégrer dans un système européen. Cette rupture entre européens de l’Ouest et de l’Est explique les deux tendances que l’on retrouve actuellement, avec un scepticisme sur l’armée européenne dans les grands pays de l’Ouest et une attente d’un saut fédéral à l’Est.

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