L’émergence du smart power transatlantique

Par Michael E. Lambert, chercheur invité au Centre d’études en politiques internationales 

L’année 2015 s’impose comme celle des négociations sur la mise en place du TTIP et du rapprochement entre les États-Unis et l’Union européenne. Dans les faits, le Traité transatlantique est présenté comme un moyen de stimuler l’économie européenne et américaine. Dans la pratique, tout comme le Plan Marshall avant lui, le Traité est avant tout une tentative de rapprochement géopolitique. La montée en puissance de la République populaire de Chine depuis les années 1980 inquiète les américains, et ceux-ci souhaitent s’assurer d’avoir l’Europe à leurs côtés, et ainsi éviter de se retrouver dans un schéma où la Chine, à l’image de la situation actuelle avec l’Union eurasiatique, n’étende son hégémonie sur l’Union européenne.

Le TTIP s’impose alors comme le volet économique de la coopération euro-américaine, déjà existante sous sa forme militaire avec l’OTAN. On passe ainsi d’une situation de coopération militaire à celle d’un renforcement des échanges non seulement économiques mais également, de facto, culturels et diplomatiques entre les deux puissances.

Ce bouleversement peut s’analyser sur les plans théorique et pratique. Les recherches de Joseph S. Nye tendent à montrer que chaque pays dispose de deux attributs qui témoignent de son influence, le soft power, qui est la capacité d’attraction sans recourir à des moyens coercitifs, et le hard power, soit sa puissance militaire. Ces deux éléments combinés, soft et hard powers, marquent la capacité d’un État à imposer sa ligne directrice vis-à-vis ses partenaires. Les États-Unis constituent un bon exemple de combinaison de ses deux attributs, avec d’une part une politique militaire et économique coercitive vis-à-vis ses opposants, et d’autre part une puissance d’attraction qu’ils peuvent utiliser pour renforcer une hégémonie culturelle préexistante.

A l’inverse, l’Union européenne ne dispose pas d’un hard power qui lui est propre depuis l’échec du projet de Communauté Européenne de Défense en 1954. Celui-ci reste néanmoins présent, mais sous un forme exclusivement nationale, et s’avère trop faible par rapport au soft power de l’Europe, ce qui explique son interdépendance avec les États-Unis au sein de l’OTAN. Bruxelles doit ainsi parvenir à combiner son soft power avec le hard power américain pour donner naissance à une action concrète sur le terrain. Les guerres en ex-Yougoslavie et la crise en Ukraine de 2015, où la ombinaison UE-OTAN semble indispensable pour parvenir à influencer Moscou, peuvent en témoigner.


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Nous sommes donc en présence d’une puissance à part entière, celle de Washington, et d’une puissance dépendante de celle-ci sur le plan militaire : Bruxelles. Cette ingérence de l’OTAN dans la vie de l’Union européenne amène à envisager l’idée selon laquelle le smart power de l’Europe, c’est à dire la combinaison entre soft et hard powers, existe, mais sous la forme d’une combinaison entre soft power européen et hard power américain. C’est dans cette perspective que le TTIP s’impose comme une redéfinition des relations entre Bruxelles et Washington. L’Union européenne représente un poids économique considérable, et son soft power semble à même de concurrencer celui de Washington. La signature du TTIP représenterait ainsi le début d’une coopération accrue entre les deux continents, et l’émergence d’un espace en opposition avec celui de l’axe Chine-Union eurasiatique. Le rapprochement économique viendrait se combiner avec l’alliance déjà existante sur le plan militaire. À cela s’ajoutent les similitudes préexistantes entre les démocraties occidentales, fondées sur une culture et une histoire commune, héritées de la période coloniale à la fin de la Guerre froide.

Tous ces éléments font craindre la naissance d’une nouveau monde bipolaire au sein duquel s’affronteront deux géants supranationaux, d’une part les Euro-américains, et de l’autre les Sino-eurasiens, avec leur zones d’influence respectives. La signature du TTIP s’impose donc comme une nouvelle étape de la construction d’un espace géopolitique, qu’on pourrait qualifier de transatlantique, avec son propre soft power reposant sur les valeurs démocratiques occidentales que sont la liberté d’expression et l’économie libérale, et son hard power, celui de l’OTAN. Au regard de la définition même de ce qu’est le smart power, on peut objectivement avancer l’idée que nous nous retrouvons face à un ‘smart power’ occidental, dit transatlantique, en devenir.

Sur un plan plus pratique, le renforcement des échanges économiques entre les États-Unis et l’Union européenne aura des conséquences qui qui transcenderont les dimensions économiques et militaires. L’accroissement des échanges entre les deux espaces marquera l’affirmation de l’emploi de la langue anglaise, dont l’hégémonie est déjà palpable, la mise en place de nouvelles normes pour les séjours des citoyens dans les deux ensembles, et la fusion de nombreuses entreprises, ce qui aura un impact sur l’autonomie culturelle propre aux États.

A l’image de la situation actuelle en Europe, on imagine mal les Américains accepter de se lancer dans l’aventure d’une devise commune avec l’Europe, encore moins dans la création d’un passeport commun, ces deux projets s’imposant, dans tous les cas, comme des projections très lointaines. Il semble pertinent de rappeler que l’Union européenne trouve ses fondements dans le souhait de renforcer la coopération entre les États membres pour assurer leur survie économique et militaire. On ne peut que constater les divergences intra-européennes, avec une citoyenneté commune depuis 1992, mais sans substitution à celle des États membres. Un espace et une monnaie commune, Schengen et l’Euro, existent bel et bien, quoique leur intégration est assez chaotique. La puissance transatlantique des prochaines décennies prendra probablement une forme semblable, avec des divergences internes. Elle n’en restera pas moins, comme pour l’Union européenne, avantageuse pour la mobilité de ses citoyens, l’accroissement de sa puissance économique et le renforcement de sa sécurité. Le renforcement transatlantique constituera également un moyen de se différencier du bloc sino-eurasien, qui à l’heure actuelle ne partage pas la même représentation de la démocratie, n’est pas en faveur de la liberté d’expression, et possède une conception beaucoup plus protectionniste de l’économie.

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