par Halil Karaveli
La Turquie était censée représenter un « modèle » pour le Moyen-Orient. Pour l’Occident en quête d’un antidote à l’islamisme, le pays a incarné les espoirs de laïcité et de démocratie: La preuve qu’un pays puisse être à la fois musulman, démocrate et laïc. Ce moment est révolu. Aujourd’hui, la Turquie se distingue de nouveau par la régression autoritaire, la suppression de la liberté d’expression et les violations des droits démocratiques. De surcroît, le pays a encore une fois sombré dans une guerre sale contre sa minorité kurde. La Turquie a manqué un rendez-vous avec l’histoire.
Une démocratie dont l’histoire a bien montré combien elle est défaillante, la Turquie est avant tout marquée, en permanence semble-t-il, par sa genèse malheureuse.
« L’Asie Mineure, ou Anatolie, a été le siège au début du XXe siècle de purifications ethniques et de massacres particulièrement intenses et violents, » constate Michel Bruneau dans un essai récemment paru, De l’Asie Mineure à la Turquie (CNRS Éditions, Paris, 2015). L’auteur remarque que ce territoire «a connu parmi les plus forts brassages de populations au début du XXe siècle. » L’héritage de cette genèse violent est une méfiance généralisée en société, qui a miné la démocratie.
On reconnaît l’importance de la confiance à autrui pour qu’un développement démocratique puisse avoir lieu. Selon la confiance que les individus portent et selon la densité des liens sociaux, les sociétés sont plus ou moins gouvernables, et plus ou moins stables. Stables et démocratiques, se sont ces nations qui se sont construites autour d’une identité, tribal ou idéologique, qui assure la densité des liens sociaux.
Toutefois, la Turquie n’est ni une « tribu » – tel les nations ethniques, comme par exemple la Suède ou Japon – ni une «idée », qui donne corps aux nations tel que les États-Unis, qui se veulent l’incarnation de la liberté, ou la France pour laquelle la laïcité a eu la même fonction. Bien entendu, la laïcité du père fondateur de la Turquie, Kemal Atatürk, n’a jamais retenti chez les couches populaires. Par ailleurs, le noyau identitaire de la nouvelle nation, décrétée par le haut, était faible dès sa naissance. Il n’y avait pas une tribu turque à proprement parler. La « nation turque » est restée un ramassis de communautés qui n’ont rien, ou presque, en commun.
Les divisions – ethniques, sectaires, idéologiques – furent vécues comme d’autant plus menaçantes dans le contexte géopolitique du pays ; il continue d’ailleurs à alimenter les peurs existentielles. Pendant la guerre froide, c’était la gauche qui fut désignée « l’ennemi » de la nation. Il fut écrasé par les coups de l’armée. Par la suite, les revendications identitaires des kurdes et les islamo-conservateurs – et notamment les réactions qu’ils ont suscités – ont plongé le pays dans le désarroi.
Toutefois, l’alliance qu’avaient forgée les Islamistes modérés venu au pouvoir en 2002, était une manifestation d’unité : classes populaires, la bourgeoisie, des conservateurs ainsi que des laïcs libéraux, et notamment les kurdes s’y étaient ralliés. Depuis, le régime du président Recep Tayyip Erdoğan a tissé une alliance inverse : le pouvoir islamo-conservateur a cessé d’embrasser les kurdes pour se mettre en accord avec ses anciens ennemis, les nationalistes kémalistes et l’armée.
Erdoğan a fini par se rallier au nationalisme de l’armée parce que, finalement, la voie réformiste – notamment la reconnaissance des revendications des kurdes – aurait pu lui coûter le pouvoir. Bien que la cessation des hostilités entre l’armée turque et les militants kurdes de PKK ait été bénéfique pour le gouvernement, un accord de paix devait répondre aux demandes des kurdes. En revanche, pour un tel accord le soutien manque. D’ailleurs, encore une fois, le contexte géopolitique a exacerbé les divisions de la Turquie : c’est enfin l’émancipation des kurdes en Syrie qui a conduit les dirigeants turcs à reprendre la guerre kurde afin de décourager un développement pareil en Turquie.
L’alliance qui s’est nouée entre Erdoğan et l’armée donne à penser que la vieille division entre kémalistes et islamistes sera désormais dépassée, avec un nationalisme turco-islamique fabriquant l’unité du côté de la majorité de la population. Ce qui en ce moment cimente et façonne une sorte d’unité, c’est «l’autre, » c’est à dire la minorité kurde qui se voit traitée comme « l’ennemi interne ». Sauf qu’il y aura un lourd prix à payer pour tous. L’aliénation des kurdes pourrait inviter le déchirement du pays.
Michel Bruneau rappelle que « dans la longue durée, les périodes de fragmentation de l’Asie Mineure ont été nombreuses et durables, celles d’unification peu nombreuses et débordantes sur les espaces voisins. La Turquie, territoire national précisément délimité, est une création récente, mais destinée à durer. » Il est permis d’en douter. Construire une nation n’est pourtant jamais facile. Ce qui est sûr, c’est que la voie dans laquelle la Turquie s’est engagée n’y aboutira pas. La répression des revendications du peuple kurde ne peut que saper les liens, bien fragiles, qui demeurent encore entre les deux peuples de la Turquie.
La Turquie revêt une importance stratégique majeure pour ses alliés, les États-Unis et l’Europe. Il est à craindre que la répression ne soit cautionnée au nom des considérations géopolitiques. Il faut toutefois que la Turquie soit incitée à assumer pleinement sa diversité. Sinon, le pays va de plus en plus devenir un problème au lieu d’être un atout stratégique pour l’Occident. Il va falloir recréer la République turque comme un état binational, pour que la cohésion sociale – et donc une démocratie viable — puisse germer. Pour l’heure, ce n’est qu’un espoir vain.
Halil Karaveli est chercheur principal au centre conjoint de l’institut Central Asia-Caucasus & Silk Road Studies Program où il est à la tête de l’initiative turque. Il est aussi l’éditeur du Turkey Analyst.